Trois semaines déjà. A cette heure j’étais encore en course, en train de sortir du cirque de Mafate par le Maïdo, confiant dans mes chances d’aller au bout de ce Grand Raid de la Réunion sachant que le dernier gros obstacle était franchi, mais il allait falloir passer une troisième nuit à courir. Courir ou marcher, sans doute plus marcher que courir, comme tout au long de ce parcours.
Trois semaines qui ont été nécessaires pour que l’envie de raconter soit suffisante et que je me mette devant mon clavier, pour que je retrouve le souvenir de ces 64 heures et cinq minutes de course qui m’ont été nécessaires pour arriver au stade de la Redoute, à Saint Denis, au bout des 170 km et des 10 845 mètres de dénivelé positif annoncés par les organisateurs, 2 h 30 avant le temps limite, 1237ème et 15ème de ma catégorie des V3, les sexagénaires.
64 heures ! C’est, après un départ au Cap Méchant, tout au sud-est de l’île, au niveau de la mer, le jeudi à 22 heures, une nuit pour grimper sur le haut de la zone volcanique (2 350 m.) et y voir se lever le jour dans les nuages et sous la pluie. Puis la journée de vendredi entre 2 402 m, 1 594 m. à Mare à Boue, la bien nommée, toujours sous la pluie, à nouveau 2 484 m, pour descendre et atteindre Cilaos (1 210 m.) avant l’obscurité. Encore une deuxième nuit pour arriver dans Mafate par le col du Taïbit (2 080 m.), passer, exactement à mi-course, à Marla, cinq cent mètres plus bas, remonter pour, au lever du jour, longer la crête qui sépare ce cirque de celui de Salazie par le col de Fourche (1 930 m.). Ajouter la journée de samedi, sous un beau soleil, mais dans la chaleur, pour plonger jusqu’au fond de Mafate à Grand Place les Bas (560 m.) et en ressortir par le col du Maïdo (2 030 m.) au coucher du soleil. Enfin, une troisième nuit pour rejoindre le rivage à La Possession et voir la ville se réveiller, non sans être descendu par Sans Souci et ses musiques de boîtes de nuit, jusqu’à 120 mètres à La Rivière des Galets, avant de remonter 500 mètres au chemin Ratineau. Terminer et rejoindre Saint Denis, au nord de l’île, par une belle matinée de dimanche, avec encore un cumul de 1 300 mètres de montée.
Ouf ! J’ai survécu, comme cela est brodé sur le tee shirt donné à ceux qui ont réussi à arriver (51 % des 2750 partants !).
La Diagonale des fous est le premier ultra-trail dont j’ai entendu parler, à une époque où on n’avait pas encore inventé ce qualificatif (et encore moins déposé comme marque...) pour une telle course. Celle-ci fêtant cette année ses 20 ans, ce devait être il y a une bonne quinzaine d’années. J’avais été marqué par ces récits d’une aventure hors normes, traverser l’île sauvage en un peu plus de 130 km à l’époque, et n’imaginais pas qu’un jour je serai au départ.
C’est un peu, pour mes 60 ans, un aboutissement de ma pratique de la course à pieds, d’abord sur route avec une longue série de marathons, un cent kilomètres, puis progressivement dans la nature, des trails de plus en plus montagnards et longs. C’est d’abord Luc, mon frère, qui m’a entraîné sur des trails (en 2004 et 2005, j’avais eu un aperçu de ce type de parcours avec la Gigawatt à l’occasion de missions professionnelles en Nouvelle Calédonie). Ensuite, j’ai profité de l’expérience des copains du Poitiers Etudiant Club auquel je me suis inscrit en 2010. Sans le club, Jacky qui avait envie de refaire cette course, et Christian, notre entraîneur, si attaché à La Réunion et à sa course phare, je n’aurai jamais eu l’audace de m’inscrire. Je les remercie vraiment beaucoup.
Quelles images me restent de cette aventure ? C’est ce que je vais essayer de partager avec vous, sans chercher à vous faire le récit linéaire de ma course que l’on peut retrouver en regardant mes temps de passage aux différents contrôles. La cohue d’avant le départ. Après les embouteillages routiers, bien anticipés par l’expérience de Jacky. La foule serrée, très oppressante, à l’entrée sur le stade. Une petite porte donne accès au contrôle approfondi du matériel obligatoire. Chacun est embarrassé par ses deux sacs d’affaires de rechange destinés à être transportés l’un à Cilaos (72km), l’autre à Savanah, La Rivière des Galets (136km). Beaucoup de tension dans l’attente.
Après le départ, la foule de spectateurs sur plusieurs rangs applaudissant, hurlant, de chaque coté de la route pendant plusieurs kilomètres. Contraste entre cet enthousiasme extérieur et l’appréhension des coureurs devant ce qui les attend. Je monte au front, volontaire pour la bataille à venir, sûr d’en revenir, soldat inconscient sans doute.
La longue file ininterrompue des coureurs silencieux dans le difficile et étroit sentier qui monte droit dans la pente vers le volcan. Végétation luxuriante, humidité maximale, terrain glissant. L’eau ruisselle. Le bruit des gouttes de pluie. Suivre celui qui me précède. Ne pas m’énerver quand ça bouchonne dans un passage plus délicat ou quand un coureur tente de dépasser pour se retrouver aussitôt coincé. Cela durera près de 6 heures sans que le temps paraisse long. Plusieurs fois, fatigue ou mauvaise appréciation de l’élan nécessaire pour franchir un rocher, je suis en déséquilibre arrière. Vincent qui me suit me pousse les fesses pour m’éviter de redescendre d’un pas. Il me relèvera aussi quand j’aurai basculé dans la végétation, hors du sentier. Merci l’ami. Un peu envieux, je te verrai partir sur le haut, mais je ne veux pas tenter de suivre pour m’économiser et attendre Jacky qui est un peu plus loin.
Des paysages irréels, mystérieux.
Le volcan, cette immense dépression que je devine grâce aux explications de Jacky qui me fait faire le détour par le bord de la falaise pour me montrer ce qui est invisible dans le nuage. Le sol de graviers volcaniques de la Plaine des Sables qui crisse sous nos pas comme le ferait une neige croûteuse.
La Plaine des Caffres, inhospitalière, d’ailleurs presque inhabitée, ses près d’une herbe épaisse, raide, qu’on devine coupante, entourés de barbelés menaçants, sous la pluie, avec ses chemins boueux et, même en pleine journée, ses concerts de chants de crapauds. Triste. Comme le ravitaillement de Mare à Boue, tentes militaires sombres sous lesquelles, dans des odeurs suffocantes de sueurs humides, nous attendrons en vain que les coquillettes soient cuites pour finalement repartir en ayant seulement avalé un bout de carcasse de poulet et un bouillon clair. Soyons juste, ce sont aussi des bouquets d’arômes sauvages, fleurs de communiants dans cette nature qui nous met bien peu à la fête.
La plaine des tamarins, de nuit, paysages hantés, arbres bas, tortueux, penchés, auxquels pendent de longs lichens blafards sous le faisceau de la frontale. Ses sentiers de rondins alignés transformés par mon imagination - je me garde pourtant des hallucinations - en traverses abandonnées de je ne sais quelle voie ferrée pourtant toute en bosses et virages. Le ciel, que je m’arrête admirer quelques minutes, allongé sur le dos au risque de m’endormir. Un ciel noir, complètement noir si loin de toute source lumineuse parasite, avec des étoiles en constellations inconnues - nous sommes dans l’autre hémisphère - qui brillent si fort que, pour peu, elles seraient prises pour les lumières des frontales dont, par moments, tout au long de ces nuits, j’aperçois au loin le chapelet mouvant sans être capable de les situer, en dessous, au dessus
Le passage sur la crête séparant le cirque de Mafate à ma gauche, dont le relief si tourmenté et acéré est déjà éclairé au soleil levant, de celui de Salazie, à ma droite, à l’est, qui reste caché sous une mer de nuages d’un blanc moutonneux que l’on domine.
Les villages, plutôt des hameaux, du cirque de Mafate, où tout à l’air paisible, loin de toute agitation, sortes d’oasis cultivées et fleuries, posés sur de petits plateaux au milieu des parois verticales de roches ou des pentes boisées vertigineuses qui les séparent. Ah, la douceur des pelouses et de l’ombre devant les écoles d’Ilet à Bo
urse ou de Grand Place les
Bas, points de contrôle et de ravitaillement. Mais aussi la violence de ces reliefs, chemins plongeant au fond des gorges sans autres détours que des lacets si serrés que l’on marcherait presque sur la tête du coureur qui a un tournant d’avance. Il me faudra me faire violence pour m’arracher à la fraîcheur des rivières traversées à gué avec leurs bassins naturels où il doit faire si bon se baigner. Violence du coup de chaleur que je vais subir dans l’ascension, plein soleil, vers Grand Place le Haut. Violence de ces sentiers montants si raides dans le roc, de grosses marches en grosses marches. Violence du soleil qui surchauffe ces parois minérales. Extrême violence de ces précipices à la profondeur insondable que nous longeons. Surtout ne pas essayer de voir, rester concentré sur le chemin et éviter ses embûches. L’un de nous paiera de sa vie de n’avoir pu éviter la chute.
Le Sentier des anglais. Large voie très pentue, pavée de blocs de lave noire bien ordonnés autour d’une arrête centrale aux dalles un peu plus régulières. On devine le travail exigé pour sa construction mais devenu inutile. En dessous, la voie rapide et son trafic routier si dense défie à la fois l’océan qu’elle longe au plus près et les falaises qui la dominent. Ces falaises que le chemin noir escalade au milieu d’une nature jaune paille desséchée, pour dominer le bleu profond de l’océan. Les couleurs sont fortes sous le soleil encore matinal. Catherine, rencontrée sur le GR 20 en Corse au mois de juin, elle le faisait elle aussi en 5 jours - quelle excellente préparation, merci Alain d’avoir organisé cette virée - et retrouvée plusieurs fois sur la course, me gratifiera d’un pas de danse très Mary Poppins en me dépassant dans la montée. Irréelle dans ce paysage, la coureuse espiègle avec sa jupette et ses couettes.
La descente vers Grande Chaloupe offre une autre vision, celle de l’enfer. Les pavés noirs sont déchaussés dans un désordre total, ce ne sont qu’appuis instables. Ce chaos dévalant la pente sur lequel titubent les coureurs, tels des marins ivres, est surréaliste. Et, je frise l’hallucination, cela finit par un moment de repos sur le quai d’une gare désaffectée, ambiance petit train d’antan. Il reste d’ailleurs ce qui m’a paru être une ancienne locomotive ou un wagon, après 58h45 et 156 km de course je ne sais plus, ma lucidité étant déjà bien entamée, alors... L’arrivée sur Saint Denis, presqu’une vue aérienne tant on domine la ville. Le stade de la Redoute, l’arrivée, si petit tout en dessous de nous. Il faudra longtemps pour s’en approcher, le chemin ne descendant pas tout de suite.
Des moments forts, aussi me reviennent.
Retrouver Bénédicte et Véro, nos femmes, à Mare à Boue, en fin de matinée du premier jour, sous la pluie, dans le froid. Elles nous aident à enfiler un teeshirt sec, quel confort ! Leur présence sera précieuse, à Cilaos, à Sans Souci, à Savanah, à Grande Chaloupe. Pas de discours, les mots limités à l’assistance, vêtements, ravitaillement. Donner des nouvelles des copains en course. Elles n’osent à peine demander des miennes, mais leurs physionomies disent suffisamment dans quel état elles me trouvent.

Ce sera pire à l’arrivée, j’ai l’impression qu’elles et les copains voient un revenant d’outre tombe. Mais non, les amis je vais bien et suis heureux. J’apprendrai plus tard que je donnais l’impression d’avoir pris vingt ans...
Le jour qui se lève à peine à Foc Foc, premier contrôle après l’ascension de la première nuit. Drôle d’ambiance. D’un côté le soulagement d’en avoir fini avec la montée, d’être bien, sans douleurs, de se restaurer d’une soupe chaude, de pouvoir faire le plein d’eau sans en avoir manqué. De l’autre, la vue de coureurs déjà en grande difficulté, visages blêmes, rictus, tremblements, couvertures de survie... Je retrouve Jacky perdu de vue dans le chemin étroit de l’ascension. Je peux parler, d’autant que la piste qui suit autorise de courir de front. Cela fait du bien d’échanger maintenant qu’on est vraiment entré dans cette course.
Echanger, de simples regards souvent, des mots quelquefois, des conversations plus rarement, avec les compagnons de route d’un instant, d’un moment, perdus, retrouvés. Compagnons de galère ou de moments plus joyeux. Les conversations en Créole que je tente de comprendre. Les plaisanteries avec ce jeune réunionnais qui racontait devant moi à sa mère, coureuse elle aussi, que le médecin ne voulait pas le laisser repartir à cause d’une tendinite et que je retrouve plus loin au poste de secours d’Ilet à Bourse où nous nous faisons soigner l’un et l’autre de débuts d’ampoules. Ces jeunes, habitants de Mafate, qui sont inscrits sur la course et qui me dépasseront comme des flèches plusieurs fois et que je repasse plus loin, arrêtés pour rire et parler entre eux. Ce japonais avec qui j’attends mon tour de passer une passerelle suspendue, un coureur à la fois, et qui sera comme moi à la peine pour gravir la paroi rocheuse de l’autre rive. Quelques signes expressifs suffiront à nous rapprocher. Ces quatre copains bretons qui portent les couleurs de leur région avec qui je vais descendre un grand moment le sentier scout en faisant de savants calculs sur les barrières horaires. Cette fille suivie un moment dans la dernière nuit, à la queue d’un groupe que j’ai rattrapé, elle aussi là pour son anniversaire, le quarantième, dont je ne connaîtrai dans le faisceau de ma frontale que les mollets colorés par les bandes adhésives bleues qui soulagent ses muscles ou ses tendons. Et tant d’autres, avec qui j’ai partagé un moment. Que sont-ils devenus ? Ont-ils été au bout ? Je l’espère pour eux.
Les flaques de boue de la plaine des Cafres. Couleur brique le plus souvent. Toujours très glissantes. Eviter d’enfoncer en mettant les pieds sur les côtés du sentier. Glisser et retomber dans la flaque. Contourner, se cramponner à ce qu’on peut. Recommencer, dix fois, vingt fois, cent fois. Le chemin n’est qu’un ruisseau de boue, ses bords sont pires, à côté la végétation est dense, impénétrable.
Essayer de se protéger les pieds en évitant de patauger, en vain. Glisser, reglisser, déraper. Usant nerveusement, plus encore que physiquement. Les chaussures sont lourdes de terre et d’eau. Et il faut monter, descendre, avancer coûte que coûte. Que cela me paraîtra long
Toute cette journée j’aurai l’impression de ne pas être dans le coup, de traîner. D’ailleurs nous nous faisons dépasser par beaucoup de monde. En réalité c’est entre Mare à boue et le Gîte Piton des Neiges que nous perdons 200 places pour en reprendre 50 dans la descente vers Cilaos (ou en nous arrêtant moins longtemps que d’autres au ravitaillement du gite, effet trompeur des classements pris à l’arrivée des ravitaillements qui ne renseignent donc pas sur le temps qu’on y passe, notamment si on y dort un peu). Je gamberge. Pourquoi cette impression de ne pas avancer ? Qu’est ce qui cloche ? Qu’est ce que je n’ai pas fait comme il fallait ? Suis-je parti trop vite en suivant Vincent et Jacky sur la route presque plate des premiers kilomètres ? Je tente d’analyser ce qui s’est passé, mais curieusement je ne m’inquiète pas de la suite. Rien n’est compromis, nous avons de la marge sur les barrières horaires. 1h45 à Foc Foc, 2h15 au Volcan, 2h40 à Piton Textor, 3h à Mare à Boue, 2h45 au Piton des Neiges et 3h à Cilaos que j’atteins à 18h04 comme je l’avais annoncé à mes enfants pour qu’ils aient un repère et sachent alors si je suis dans le coup. Tout se présente donc bien.
Un coup dur. En arrivant en bas de la descente sur Cilaos, Jacky m’annonce qu’il envisage de s’arrêter là. Il souffre du dos et hésite à s’engager dans Mafate. On a trois kilomètres de route pour en discuter. J’essaie de l’encourager. Je sais combien cette course est importante pour lui et devine son immense déception. Mais difficile de trop insister pour qu’il continue. C’est lui qui connaît sa forme du moment, c’est lui qui supportera d’éventuelles conséquences s’il prend le risque d’aller trop loin. On temporise, d’abord profiter du ravitaillement et de ce qu’il propose.
On a de la chance, les kinés ne sont pas débordés, contrairement aux podologues pris d’assaut par les coureurs dont les pieds ont beaucoup souffert à cause de l’eau. Jacky se fait donc prendre en charge et soigner son dos pendant que je confie mes jambes pour un massage très sérieux même si elles ne me faisaient pas souffrir.
Après avoir retrouvé le sac qui m’attend, avoir enlevé mes chaussures noires de boue pour mettre une paire qui, quel confort, restera sèche jusqu’au bout, m’être changé, avoir regarni mes poches en pattes de fruits, barres de pates d’amandes, amandes salées grillées et compotes, base de mon alimentation entre les ravitos, Jacky me confirme son intention d’en rester là. On se restaure, mal. Le repas proposé est très médiocre, bouillon, pates sans assaisonnement et bout de poulet, pomme, le tout dans un espace glacé et mal organisé. L’ambiance est plombée. Un moment avec nos femmes, soin d’une ampoule par Bénédicte éclairée par la frontale, une tentative infructueuse pour dormir un peu dans la voiture, trop de bruit.
Je repars seul dans la nuit noire, le cœur lourd de laisser derrière moi mon capitaine de route, celui qui connaissait si bien l’itinéraire. Pourtant je n’ai aucune appréhension. A moi de jouer, de me motiver, de gérer l’effort sans regard extérieur. J’adore cela. Une nouvelle course commence !
Gérer le sommeil et les barrières horaires.
L’arrêt aura duré deux heures sans que j’en profite pour dormir. Pas efficace. L’avance a donc fondu et il va falloir maintenant que je surveille les barrières pour ne pas me laisser piéger. Ce sera un peu compliqué parce que le bruit court que les temps de passage ont été repoussés, mais on n’a rien d’officiel et c’est la pagaille. Je prends le parti de m’en tenir aux anciens horaires. Je serai renseigné tout au long du parcours par les coureurs locaux qui savent toujours assez bien où nous en sommes, le temps qu’il faut pour aller au contrôle suivant. Ils connaissent le terrain et ont souvent fait plusieurs fois la course, leur course, tant celle-ci est importante dans l’île, pour l’île, presqu’un rite initiatique, en tout cas le marqueur d’une identité. Je m’en remets à eux pour suivre un rythme qui m’assure d’être dans les temps. Ce sera facile jusqu’au sortir de Mafate, une heure d’avance environ, en haut du Maïdo.
L’avance va fondre ensuite, au début de la troisième nuit. Je serai juste à Rivière des
Galets mais j’ai le temps de faire une petite sieste sous les yeux de mes accompagnateurs (je suis donc sûr d’être réveillé comme prévu) ce que me permet aussi leur assistance très efficace, Jacky remplissant ma poche à eau et allant chercher mon sac de rechange. Je serai encore plus juste au Chemin Ratineau pour reprendre ensuite plus d’une heure d’avance à La Possession où j’arrive à 5h49 le dimanche. Je pourrai ainsi, avant de repartir pour le final, y dormir une bonne demi heure allongé sur le dos, la tête sur mon sac, les pieds surélevés par une caisse en carton, le tout sur le sol de béton du préau de l’école, un bonheur !Cela n’avait pas été ainsi à Marla où je suis arrivé au milieu de la seconde nuit (1h15). Spectacle saisissant. Sur l’herbe du terrain de foot, dans une demi obscurité, brillent des centaines de couvertures de survie dans lesquelles on devine des corps enveloppés. Image de morts sur un champ de bataille, dans un désordre immobile d’autant plus surprenant que la sono marche à fond. Au ravito où je mange debout des pâtes-saucisses, mon meilleur repas de la course, les tables sont occupées par des coureurs qui dorment assis. L’ambiance est lourde, la fatigue est partout, oppressante. Après avoir tourné un peu pour trouver un coin pour me coucher, je change de tee shirt pour être bien au sec et me pose sur ma couverture de survie pour m’isoler de la rosée abondante, tout heureux d’avoir ramassé une vraie couverture qui va me protéger du froid. Je mets mon portable à sonner dans 30mn. En fait je dormirai à peine, des sans-gênes qui s’installent un peu plus loin discutent tellement fort qu’ils m’empêchent de fermer l’oeil. Mais cela sera suffisant pour que je reparte en bonne forme, vers deux heures, tout étonné de cette renaissance.
Je referai une tentative pour dormir au départ du sentier scout vers 6h du matin. Une tente propose des lits de camp, l’un se libère après une petite attente. Là aussi trop de bruit pour un bon sommeil, mais un quart d’heure de relâchement qui régénère. Je repars plus tonique pour cette longue section essentiellement descendante vers le fond de Mafate dont je garde un très bon souvenir.
Je n’ai pas eu plus de chance à ma troisième tentative de sieste, vers midi celle-là, au bord ombragé d’un ruisseau. Un endroit rêvé, sauf que là aussi je serai gêné par la conversation bruyante d’un habitant du coin qui fait ses commentaires sur la course avec ses copains eux-mêmes coureurs. Mais au moins, j’aurai évité de tomber dans un sommeil profond au risque de rater les barrières horaires, ce dont j’avais peur.
C’est d’ailleurs étonnant de trouver un peu partout, à n’importe quelle heure, de jour comme de nuit; et dans n’importe quelles positions, des coureurs qui dorment au bord du chemin. Les uns, bien installés, ne laissent pas de doute, ils dorment. D’autres, donnent l’impression d’être victimes d’un malaise. On ne sait s’il faut leur demander s’ils ont besoin d’aide ou s’ils sont sûrs de vouloir continuer à dormir. Très vite, on passe son chemin sans s’inquiéter.
A ne pas dormir, je vais avoir de drôles de sensations. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce que je suis entrain de faire. Ce sera le cas la troisième nuit, le long de la rivière des Galets, surtout en remontant par un raidillon détestable jusqu’au stade où est installé le contrôle. Ce sera encore le cas au petit jour, juste avant d’arriver au contrôle de La Possession, et, enfin, en plein midi, dans la descente finale vers La Redoute. Je cherche dans ma tête quand j’ai pu passer là auparavant. Evidemment je ne trouve pas, je n’ai jamais reconnu le parcours et suis pour la première fois à La Réunion. Je suis assez lucide pour m’en convaincre, mais je persiste à ressentir cette sorte de dédoublement de mes perceptions. Ce sera particulièrement aigu dans la file qui bouchonne pour descendre à La Redoute. Je grogne intérieurement contre ces ralentissements en me disant qu’à cet endroit c’est toujours pareil, alors que, bien entendu, je ne suis jamais passé par là.
Dernières images, contrastées.
Ah ce final ! Je repars de La Possession gonflé à bloc. Il fait beau, j’ai un peu dormi, avalé un bol de pâtes en reprenant la marche et je sais que si je ne m’attarde pas, je suis dans les temps pour aller au bout. Je dépasse des coureurs et les encourage ce qui est sans doute une manière de me motiver. Le rythme est soutenu. Je retrouve Thierry, un copain de Christian, avec qui je vais marcher de longs moments en discutant.
Nous sommes en zone péri-urbaine. De longues portions sur route ou dans de larges rues. Je m’arrête dans une échoppe en tôle devant laquelle plusieurs hommes sirotent des Dodos, la bière locale. J’entre acheter une bouteille d’Orangina. Le patron très aimable, mais gros bonhomme très lent, mettra un temps fou à me servir puis à me rendre la monnaie. Pourtant je ne regrette pas. Quelle douceur cette boisson glacée et fruitée après ces deux jours à l’eau pure que je transporte sans en avoir jamais manquée, même si deux fois j’ai fini ma réserve juste avant d’arriver au ravito. A ceux-ci, en plus des soupes, j’ai bu du Coca Cola, toujours proposé, et quand il y en avait, trop rarement, de l’eau gazeuse.
Je suis euphorique à Colorado, dernier contrôle. Je suis interviewé par une jeune et charmante journaliste. Je sens qu’elle est contente de moi en devinant son sourire derrière sa caméra quand je lui réponds que ma présence ici, pour mon cadeau d’anniversaire, prouve qu’on peut avoir soixante ans sans être devenu raisonnable.
Je m’énerve sur cette fin de parcours difficile sur ce chemin tout en racines glissantes, marches et rochers à descendre. Le sentier est encombré par des randonneurs qui ne se laissent pas dépasser (drôle d’idée des organisateurs de mêler randonneurs et coureurs sur le même itinéraire alors que les uns et les autres ne vont pas au même rythme). Les pieds font mal maintenant. Je m’impatiente de cette file qui n’avance pas, nous sommes souvent à l’arrêt dès qu’un passage est plus difficile. Je vais sans doute perdre près d’une demi-heure dans cette descente. Retarder le moment de la délivrance que représentera le passage de la ligne d’arrivée m’est insupportable, plus encore que la perte de temps et mon résultat final. Même si par goût de la compétition, j’ai longtemps espéré être plus rapide que les copains il y a deux ans, Mais cela fait maintenant un moment que je sais que c’est raté. Je me console en me disant que les deux courses sont différentes, le parcours de cette année étant plus long et difficile. Et j’ai mon avion à prendre dès ce soir, le temps presse maintenant si je veux avoir le temps de me laver pour me débarrasser de cette crasse poisseuse qui me colle.
Négative aussi, la vue de mes pieds délivrés de leur gangue de boue par la douche d’après l’arrivée, prise au vestiaire du stade. Je n’imaginais pas avoir de telles ampoules. Elles entourent la partie renflée de la plante, derrière le gros orteil. Je suis inquiet aussi pour mes ongles, tous d’un noir qui me laisse craindre leur perte. En fait, la terre est si collée qu’il faudra une brosse pour en venir à bout et me rassurer.
Pour le reste cela va bien. Si j’ai mal au dos depuis quelques heures et suis à demi-tordu, incapable de me redresser, les jambes sont peu douloureuses et répondent encore très bien. Demain, après une nuit à dormir à poings fermés dans l’avion, ma démarche sera bien sûr peu assurée, mais plus à cause de mes ampoules qui brûlent dès que je pose le pied qu’à cause de courbatures. Et pour l’instant, je n’ai pas encore les chevilles gonflées comme elles le seront mardi matin, m’empêchant d’enfiler mes chaussures de ville et m’obligeant à mettre des runnings blanches et dorées qui détonnent avec mon costume sombre et encore plus sous ma robe de magistrat ! Cela fera un peu clochard...
Positive par contre, l’émotion qui m’étreint quand après m’être arrêté enfiler le tee shirt réglementaire, celui fourni par l’organisation sur lequel figurent les sponsors, je reprends la course vers l’entrée du stade, un peu plus de cent mètres, sous les applaudissements. Je m’étais préparé, sachant par expérience que c’est là, un peu avant la ligne, quand on réalise que l’on est au bout, que les larmes me mouilleraient les yeux. J’en profite, je suis encore seul. Après, à l’entrée, je retrouve Bénédicte, les amis, pour quelques dizaines de mètres. Le plaisir qui ne m’a pas quitté depuis le départ, est alors moins intérieur. Il est temps de le partager.
Et je ne serai pas privé de ce partage. Ils sont tous là autour de moi à me fêter, me faire raconter en m’apportant la bière si longtemps attendue. Les yeux brillants, mais cernés de fatigue, de Christian. Le visage tendu, mais heureux, de Vincent. Les mines plus reposées, admiratives, mais à la joie mêlée de regrets, de Jacky et de Jean-Pierre qui n’auront pu aller au bout. Je comprends leur émotion. Ambiance de retour de front après la victoire. Nos femmes, impressionnées, mais dont on devine le soulagement et, peut-être, une certaine incompréhension : pourquoi font-ils cela ?
Pourquoi, Oui, pourquoi ? Que répondre, si ce n’est que ce n’est pas parce qu’on s’inscrit à la Diagonale des Fous que l’on est vraiment cinglé. J’espère, un peu, que ce récit vous en aura convaincu.